Par Abdel Aziz HALI
Depuis les années 1970 et l’installation au beau fixe du tourisme de masse sous nos cieux, la ville balnéaire de Hammamet a fini petit à petit par voler la vedette à la Cité des Potiers… Nabeul.
Or, entre les années 1940 et les années 1960, la capitale du Cap Bon avec son fameux «Nabeul-Plage» était la «place to be» pour les habitants de cette région côtière et des Tunisois, comme l’atteste un extrait de l’ouvrage Nabeul et son climat du Docteur Félix Kaddour, publié en 1894 à Alger où il souligne clairement que : «Le climat de Nabeul est des plus sains parce qu’il est à température constante. Le grand air pur, les odeurs salines de la mer, le parfum des orangers respirés à pleins poumons, calment les sens et les souffrances physiques, et procurent une atmosphère bienfaisante à tout l’organisme».
Mais pour tout visiteur de la Ville des potiers, avant d’accéder à ce lieu mythique et symbole de la plage populaire, les vadrouilleurs sont contraints de passer par la somptueuse Promenade de la cité. En effet, à l’image de la Promenade des Anglais, entre la Jarre de Nabeul et l’ex-buvette «La vague» à côté de la résidence des Pyramides, se dresse au beau milieu de l’avenue Habib-Bourguiba un terre-plein central pavé en pierre et bordé des deux côtés par une rangée d’arbres et de palmiers.
Et en été, les Nabeuliens adorent y faire de la marche et on peut apercevoir sur ses deux rives le musée archéologique, l’espace de la foire de Nabeul, le siège du gouvernorat et une myriade de salons de thé et de restaurants, ainsi que de jolis bancs et surtout trois vendeurs de glace : Sergio, Gianni (deux Italiens) et Sellem (l’enfant du bled)… Un plaisir du palais !
Il faut dire que l’esplanade de la cité est l’épine dorsale de la ville de Nabeul avec ses espaces verts (lieux très prisés par les estivants algériens) et une activité commerciale florissante grâce aux commerces au rez-de-chaussée des immeubles nouvellement bâtis. Un peu plus loin se trouve la mythique plage de la ville nommée «Nabeul-Plage» avec son inoxydable jetée, la scala, ce monument construit par l’armée allemande dans les années 40 et où se donnent rendez-vous chaque après-midi les passionnés de la pêche à la ligne sans oublier les adeptes des sensations fortes qui viennent y piquer des plongeons. Parmi les autres joyaux de cette magnifique corniche, il y a lieu de citer le mythique restaurant «La Rotonde» connu jadis sous le nom de « Chez Khemaïes », l’hôtel Nabeul-Plage (le plus ancien de la ville), la maison du Chott de la famille Jemour et l’ancienne maison de plage du Caïd Habib Jellouli.
Mais qui dit Nabeul-Plage, dit systématiquement la buvette de la plage située en face de «Tirchet Lihoud»* (le rocher des juifs) que certains aiment surnommer rocher de la coexistence, comme en témoigne un extrait d’un article de notre confrère feu Mohamed Sfia rendant hommage à ce lieu mythique : «A Nabeul, le rocher des trois communautés affleure en bord de mer irisée. Là, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années soixante, des jeunes chrétiens, juifs et musulmans venaient, tous les étés, se prélasser au soleil, se baigner et passer des moments agréables. Puis vint le moment des départs massifs vers la France et l’Italie notamment. Jusqu’à la fin des années 80, cet endroit mythique était quelque peu déserté, mais Latifa Aoun Mechâal eut une idée lumineuse, celle d’implanter sur le sable doré la buvette de la plage».
Pour ainsi dire, depuis 1986, la buvette de la plage fait partie du patrimoine de la ville de Nabeul. Cette entreprise familiale dirigée jadis par Saber Mechâal et aujourd’hui par son ex-Latifa et son fils aîné, enchante les étés des autochtones et des nostalgiques de cet endroit magique. La particularité de cette buvette réside dans le fait que son propriétaire est un fan de la diva égyptienne Oum Kolthoum. Son amour pour l’astre de l’Orient «Kawkeb Ech-chark» l’a poussé à baptiser ses parasols des titres des chansons d’Esset (la dame en arabe). On peut lire dans les mini pancartes les titres suivants : «Inta omri» (t’es ma vie), «Baîid annak» (loin de toi), El elb yaâchak (le cœur aime), Fet el miîad (un rendez-vous raté), Hedhihi laylati (C’est mon soir), etc… «Je suis un fan d’Oum Kolthoum, je respire ses chansons et je vis à travers sa voix. C’est une grande histoire d’amour. D’ailleurs, j’ai choisi les titres d’Esset qui relatent une histoire d’amour pour créer une ambiance romantique dans ma buvette tout en ayant les pieds dans l’eau, une bonne croustillante brika entre les mains et la voix de l’astre de l’Orient dans les airs pour bercer les âmes romantiques», explique Saber, le propriétaire de la buvette.
Il était une fois la Douane, les cabanons, «La Pergola», «La Petite Frégate» et «Chez Khemaïes»
Grand nostalgique des béatitudes du Nabeul d’antan, Mohamed Rached Khayati, un passionné de l’histoire contemporaine de la ville de Nabeul, affirme que «Le coin a beaucoup évolué avec le temps». En effet, «plusieurs lieux mythiques qui distinguaient Nabeul-Plage jadis ont fini par disparaître. Vous avez par exemple, l’Ancienne douane (un beau portail bleu qui est actuellement posé à l’accès principal du Club Les Trières) près de la jetée (la scala) : c’était en point de mire quand on se plaçait du côté de la Rotonde (qui n’en est pas une sur le plan architectural). Cette dernière portait le nom jusqu’à la fin des années 70 “Chez Khemaïes”, un restaurant casher. Il y avait aussi “La Pergola”, un snack-plage créé durant les années 60 par messieurs Clément Chiche et Ayed Mami. Il était attenant à l’ancien centre de sauvetage et de secourisme et relevait de l’hôtel Nabeul-Plage (dirigé à cette époque par un juif, M. Roger Mamou). Il y a aussi la villa du Caïd Jellouli (notable tunisois à l’époque en poste à Nabeul et grand-père de Abbès Mohsen, l’ancien maire de la ville de Tunis). Elle est actuellement propriété de la famille Jemour !», se remémore-t-il.
Et d’ajouter que «les juifs aisés fêtaient en grandes pompes la communion de leur progéniture (“tfalim” en hébreu) dans les jardins de l’hôtel “Nabeul-Plage” dans sa version ancienne (premier établissement hôtelier balnéaire à Nabeul). D’autre part, à cette époque, il y avait les jeux forains (notamment une loterie pour gagner des bibelots et de la vaisselle d’apparat) dans la placette contigë au resto “Chez Khemaïes” ! Quant au transport, il s’effectuait grâce aux célèbres calèches de Nabeul; ensuite, est arrivé l’omnibus-navette pour rallier la plage! Côté maîtres nageurs qui ont marqué cette époque, on cite “Daoud”, “Bahroun” et “Lalli” (que Dieu lui accorde Sa Miséricorde) et surtout Monsieur Graff, un Helvéto-Nabeulien féru de natation et formateur de jeunes nageurs. Sa fille Marie-Rose se ressource chaque été dans la maisonnette parentale face au rocher des juifs. Enfin, il y a les cabanons en bleu et blanc à la plage de l’actuel hôtel Riadh (où se trouve jusqu’à maintenant deux canons de l’artillerie allemande datant de la Seconde Guerre mondiale). Ces cabanons ont été par la suite déplacés à la plage de l’actuel hôtel Les Pyramides avant de disparaître une fois pour toutes !».
De son côté, Habib El Jazi, un cinquantenaire, nous raconte ses souvenirs à Nabeul-Plage : «Je me souviens quand j’avais 5 ans, j’allais avec mon père à La Pergola et je me souviens des femmes juives, dont la mère de Claude, en train de préparer les plats chez Khemaïes. C’était une autre époque !».
Pour ce qui est des festivités célébrées à Nabeul-Plage, M. Faouzi Madhi, entraîneur de basket-ball et un féru de l’histoire de Nabeul, nous a déclaré : «Pendant la période coloniale, dans les années 40 et 50, les Français fêtaient le 14 Juillet du côté de la Douane. C’était la seule fête organisée à Nabeul-Plage».
D’autre part, juste à côté du restaurant « Chez Khemaïes », il y avait aussi un petit restaurant-café baptisé « La Petite Frégate » : ce petit établissement — tenu par Ernest-Nessim Haddad — accueillait la communauté judéo-nabeulienne, notamment lors des festivités accompagnant le pèlerinage de Rebbi Yakoub Slama.
Parallèlement, et toujours selon M. Khayati, plusieurs notables nabeuliens possédaient et possèdent jusqu’à nos jours des maisons de plage, dont Gader Chelly, «bach mufti» et ancien juge, M. Taieb Marzouki. Et plusieurs grandes familles telles que les Daghfous (3 maisons), Mghirbi, Ezzine, Loussaief (dont le chef de famille était le premier président de la cour de cassation), Dhaoui, Haouet (2 maisons), Ajmi, Goddi, Somai, Khadhar, Younès, Berrazega, Felah, Najjar, Bettaïeb, etc.
Il renchérit : «Nous ne devons pas oublier l’auberge de Nabeul qui existe encore et c’est la plus belle qui ait jamais existé en Tunisie. Une unité d’hébergement pour jeunes les pieds dans l’eau et dotée d’un minaret époustouflant de simplicité et de pureté! Il fallait exhiber la carte d’affiliation à l’ATAJ ou à son équivalent étranger pour y séjourner à des prix modiques! On avait l’occasion de rencontrer des étrangères très cools et d’un bon niveau intellectuel».
Assurément, pour beaucoup de Nabeuliens, malgré un rivage sableux pratiquement englouti par la mer, Nabeul-Plage restera pour toujours un lieu de rencontres riches en souvenirs, même si ces dernières années, les autochtones l’ont abandonné pour lui préférer les plages de Sidi Mahrsi et celle du Jasmin sans parler des fameux «beach parties» (à Hammamet).
D’autre part, surtout après la révolution, Nabeul-Plage, comme toutes les plages populaires du pays, a perdu beaucoup de son charme avec l’accumulation des débris sur le sable sans parler de la présence des vendeurs de maïs grillés au charbon, qui poussent comme des champignons sur la belle corniche, et laissent derrière eux un paysage écaillé de détritus.
A.A.H.
* « Bled-Chott »: subdivision administrative du Cap Bon au XIXe siècle, qui signifie littoral et qui désigne le littoral du sud-est de Maâmoura à Hammamet.